LETTRE OUVERTE Á MONSIEUR NICOLAS HULOT

Monsieur le Ministre,

Vous venez d’annoncer que la France ne tiendra pas l’objectif de 50 % de la part du nucléaire dans la production d’électricité en 2025.

Dès l’origine, le caractère déraisonnable et inatteignable de cet objectif était une évidence : ce n’est donc pas une surprise que nous ne puissions pas le tenir ; vous avez eu le courage de le dire.

Vous annoncez que ce seuil de 50% sera atteint en 2030 ou 2035 : je n’y crois pas plus, bien que l’objectif soit, en théorie, accessible. Tenir cet objectif suppose des conditions que nous sommes loin d’avoir réunies.

Voici pourquoi :

La stratégie énergétique française s’est démarquée il y a plus de 40 ans en choisissant l’option du (presque) tout-nucléaire : elle nous a permis pendant quelques décennies d’atteindre un équilibre novateur entre prix de l’énergie, impact environnemental, indépendance énergétique et continuité de service. Nous avons pu, dans son sillage, bâtir une filière industrielle puissante autour de l’énergie nucléaire englobant construction et exploitation des centrales et traitement des déchets.

Il y a depuis lors, une interdépendance très forte entre notre politique énergétique, la recherche et notre politique industrielle. Notre politique énergétique nous a permis de prendre rapidement une position de leader dans l’industrie nucléaire. Nous nous sommes alors attelés à développer et à conserver ce leadership.

Focalisés sur cet objectif, souffrant probablement d’un excès d’arrogance, nous avons négligé les ruptures et les évolutions qui affectent depuis 15 ans le marché de l’énergie. Parmi elles :

  • Les grands accidents nucléaires ont lentement mais profondément impacté les opinions publiques : elles sont devenues suspicieuses vis-à-vis de l’énergie nucléaire. Des pays, de plus en plus nombreux, s’en désengagent ou songent à le faire prochainement.
  • Suite à ces mêmes accidents, les normes de sécurité se durcissent et surenchérissent les coûts de production de l’électricité d’origine nucléaire. Il est avéré que, dans certaines conditions, le solaire et l’éolien sont désormais moins chers, tout comme le gaz.
  • Le marché des nouvelles centrales, concentré aujourd’hui sur quelques pays, pourrait désormais souffrir du ralentissement de la croissance chinoise. Et c’est donc sur un marché dont la croissance ralentit très fortement que nous pourrions malheureusement continuer de concentrer nos efforts.

Un mix 100% protecteur de l’environnement est notre objectif à long terme. L’option du tout-nucléaire n’est plus la mieux adaptée. Pour autant, offrir comme seule alternative celle du 100% renouvelable est, dans l’état actuel des technologies, de nos systèmes énergétiques, est une aberration. Pousser cette opposition revient à stigmatiser inutilement le nucléaire et conduit à s’interdire de discuter des moyens et des étapes pour y parvenir.

Pour crédibiliser notre stratégie aux yeux de l’opinion publique, de l’État, de nos partenaires Européens et de nos clients, l’écosystème énergétique français a créé les conditions d’une survie forcée de l’hégémonie du nucléaire en France.

Nous avons créé et entretenu l’illusion que le monde énergétique que nous avions inventé il y a 40 ans était encore celui qui devait s’imposer aujourd’hui.

Nous nous sommes enfermés dans la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui.

Nous avons bridé le développement des énergies renouvelables sur notre sol, nous avons biaisé la compréhension des enjeux, nous avons orienté l’information faite aux populations en matière d’énergie. La transition énergétique, les décisions prises par nos voisins, pas toujours heureuses, rarement concertées, mettent aujourd’hui en tension et en lumière la situation française.

Toute notre règlementation énergétique s’est mise au service de la conservation de cette illusion ; en témoigne encore, à titre d’exemple, la récente évolution de la rémunération des effacements, désormais trop faible pour permettre le développement et le maintien d’agrégateurs compétents (o combien indispensables dans un futur proche), un équilibrage plus sophistiqué de notre réseau électrique et donc un accroissement sensible de la pénétration des énergies renouvelables. En créant les conditions pour une forte baisse de ces rémunérations, on a créé les conditions pour que les énergies renouvelables solaires et éoliennes souffrent durablement d’une croissance limitée.

Nous avons bâti un écosystème entièrement et inconsciemment dédié à la survie de notre illusion. Voilà pourquoi, si rien ne change, je ne crois pas à la tenue de l’objectif en 2030 ou 2035.

C’est en conseillant exclusivement des énergéticiens étrangers, en regardant la France avec distance, sans passion ni intérêt, que cette illusion m’apparaît le plus nettement.

J’ai été révolté d’entendre certaines réactions ou commentaires de journalistes à votre annonce. Les commentaires sont indigents, mettent en cause votre intégrité, votre sincérité et votre capacité d’action. Ils qualifient votre annonce de « recul ». Aucun éclairage sérieux n’est proposé. Aucune interrogation ou remise en question n’est esquissée. Pourquoi avons-nous fixé, dans un passé pourtant récent, un objectif irréaliste ? Pourquoi personne n’a réagi ? Pourquoi ne sommes-nous pas capables de nous rapprocher de cet objectif ? Les débats organisés depuis votre annonce mettent en opposition les défenseurs de tel ou tel point de vue militant : les partisans de la protection de l’environnement s’opposent à ceux d’une économie compétitive, les défenseurs du nucléaire à ceux du solaire mais tous insistent sur les avantages de la solution qu’ils prônent tout en prenant soin de taire les inconvénients qu’elle présente. Ces débats symbolisent exactement ce que la conduite de la transition énergétique ne peut pas être, au risque de s’engluer dans l’immobilisme et les non-choix.

Ne sommes-nous pas face à l’échec d’un écosystème qu’il est urgent de réformer ?

Nous avons opté pour une transition énergétique, mais avions-nous le choix ? Donnons-nous aujourd’hui les moyens de la réussir.

Tout d’abord, la recomposition du mix énergétique français demandera du temps. Les producteurs d’électricité doivent amortir leurs investissements. Il est déraisonnable d’envisager des fermetures de centrales sur une simple motivation idéologique. Nous le payerions par ailleurs. Le rythme d’évolution de notre parc de production électrique dépendra donc en partie de l’amortissement des capacités de production existantes.

Le temps, dont nous avons besoin pour cette recomposition, crée donc une urgence : celle de s’organiser très vite pour, enfin, tenir nos objectifs, tout en permettant à chacun de gérer ses propres enjeux.

L’émergence de nouvelles technologies de production, distribuées et décentralisées, exige également une évolution des réseaux de distribution et de leur système de conduite, donc des investissements à consentir progressivement pour ne pas impacter trop significativement le prix de l’énergie.

Les mécanismes d’équilibre des systèmes énergétiques doivent être adaptées, pour prendre en compte la prédictibilité désormais plus faible de la production, grâce à l’apport de technologies pointues, couteuses et longues à mettre au point : demand response, stockage etc…

Etre ambitieux en matière d’efficacité et de sobriété de notre consommation énergétique suppose également des évolutions de fond, questionnant la part de l’électricité, notamment pour le chauffage, la part des installations individuelles face aux installations collectives, le recours à des énergies très locales comme la géothermie, la récupération d’énergie fatale, la biomasse, les biogaz, les pompes à chaleur sur circuits d’eau tempérée ou sur circuits d’évacuation des eaux usées.

La transition énergétique conduira probablement à faire évoluer progressivement la vocation des différents acteurs et, pourquoi pas, à redéfinir le partage des responsabilités entre acteurs du monde régulé français.

La transition énergétique ne se réduit pas à la simple fermeture de quelques centrales. C’est la transformation en profondeur d’un système dans ses dimensions physiques, règlementaires et organisationnelles.

Réussir une telle transition suppose d’avancer sur tous les fronts de manière synchronisée, cohérente, systémique et ce, dès aujourd’hui. Si un sujet n’est pas traité, il sera demain la cause et l’alibi pour notre retard ou la non-atteinte de nos objectifs. Nous ne pouvons pas nous permettre un nouveau retard car les enjeux alors seront autrement plus complexes que ceux que nous n’aurons pas su atteindre.

La transition énergétique et le nouvel objectif, que vous allez proposer, exigent une réforme de nos modes opératoires.

Nos choix, nos lois, notre réglementation, aujourd’hui, sont le résultat d’un rapport de force entre grands acteurs et corps constitués : le dialogue et la concertation ne sont souvent qu’une confrontation de points de vue militants c’est à dire insistant sur un seul objectif, dans l’espoir d’une meilleure prise en compte de cet objectif. Sans surprise, les points de vue poussés par l’industrie prennent rarement en compte l’intérêt général, font plutôt la promotion de savoir-faire établis et d’une organisation existante et cherchent à éviter tout changement, par nature risqué et difficile à gérer.

Il est indispensable de faire évoluer ces processus « participatifs » : il s’agit de développer des modalités de co-construction, non pas pour définir l’objectif à atteindre mais pour déterminer comment l’ensemble des acteurs souhaitent s’organiser pour atteindre l’objectif que vous aurez fixé, quelles sont les étapes et les résultats intermédiaires qui pourront permettre de contrôler le bon avancement de la transition, quels sont les indicateurs et les instances de supervision qui en assureront, en temps réel et de manière réactive, la conduite. Ces processus doivent notamment s’appuyer sur les apports de la systémique et de la sociologie des organisations qui ont prouvé leur efficacité dans la gestion de transitions complexes.

Le régulateur et le législateur doivent être stratèges et visionnaires pour prendre le pas sur les actions de lobbying et de défense. Ce ne sont ni RTE, ni EDF, ni Engie, ni Enedis, qui doivent dicter la politique énergétique française car la transition énergétique est une menace qui les confronte à des enjeux sans précédent. Mais il n’est nullement question de mettre ces acteurs en danger : leurs enjeux et leurs besoins doivent être pris en compte dans une stratégie énergétique volontariste, et leur stratégie d’action sur le domaine régulé doit inclure et démontrer au plus tôt les profondes réformes qui leur sont nécessaires.

La transition énergétique doit donc aussi s’appuyer sur une vision globale, systémique, revue régulièrement, définie également par l’ensemble des acteurs. Cette vision est un compromis, un équilibre harmonieux entre prix, protection de l’environnement et indépendance énergétique. Sur chacun de ces objectifs, il sera possible de trouver mieux, mais au détriment des autres objectifs. Il faut donc résister aux critiques trop militantes et extrémistes qui tendraient à rendre un objectif dominant.

Beaucoup de pédagogie sera nécessaire auprès de la presse, des citoyens et des différents acteurs économiques et sociaux pour faire comprendre les enjeux d’une telle mutation.

Quant à notre stratégie industrielle, il peut être profitable de réévaluer la répartition des moyens accordés au nucléaire entre développement de nouvelles technologies de production, de traitement des déchets et de démantèlement d’installations en fin de vie. Ne doit-on pas aussi, sur la digitalisation de l’énergie, sur les énergies renouvelables, sur l’usage futur de l’hydrogène, sur le véhicule électrique, sur le rôle des collectivités territoriales, libérer les énergies créatrices des schémas mentaux enracinés dans notre histoire énergétique récente?

 

Vous annonciez voici quelques jours que vous vous donniez un an pour évaluer votre « utilité » au sein de l’exécutif français. Vos valeurs, votre énergie, votre image, votre intégrité sont autant d’atouts pour mettre sur les rails une vraie transition énergétique c’est à dire une vraie recomposition de l’écosystème énergétique français.

Si vous êtes l’artisan de ce virage et de cette réforme globale, alors la question de votre « utilité » ne se posera plus.

Je vous prie de recevoir, Monsieur le Ministre, mes plus sincères et respectueuses salutations.

Eric Morel

1 Commentaire

  1. Cher Monsieur, Je viens de prendre connaissance de votre lettre ouverte à M. le Ministre N. Hulot. Le texte est fort bien fait et donne une voie raisonnable de réformer la transition de la production d’électricité en France. En tant que suisse, je me passerai de juger la situation. Par contre, vous savez certainement que l’UE est en train de vouloir libéraliser toutes les activités liées à l’énergie (Clean Energy Package), laissant le marché acteur unique de la transition énergétique vers plus de renouvelable! Pensez-vous que le « marché » est le bon acteur pour cela? Dans ce contexte, le monopole historique de la distribution va sauter et les petits distributeurs locaux risquent peu à peu disparaître. L’UE, comme la Suisse d’ailleurs, attend beaucoup du citoyen et de sa capacité à se mobiliser en communauté de production et de distribution en renouvelable, en dehors des gestionnaires de réseaux de distribution (DSO). Ne trouvez-vous pas curieux de réduire à néant le travail de proximité des DSO qui a fait ses preuves ici en Suisse et qui investit déjà dans le renouvelable depuis plusieurs années (solaire, éolien mais on ne les laisse pas faire)? N’y-a-t-il pas un lobbying encore plus diabolique des « Grands » producteurs-distributeurs d’imposer le marché au niveau européen pour mieux reprendre la main locale qu’ils ont perdue par la libéralisation du marché au début des années 2000? En Suisse, la disparition des distributeurs locaux de petites tailles est fort possible, la Confédération suivant le modèle de l’UE. Alors, j’aurai tendance à vous suivre sur un partage et une concertation des acteurs vers un modèle progressif qui nous amènerait tous vers un système énergétique fait de tout renouvelable. On n’en prend pas le chemin, l’UE imposant le « marché », même si les 1’000 pages de textes communautaires sont partagés et débattus. En effet, l’essentiel est joué et j’aimerai avoir votre opinion sur le réel rôle du marché. Est-il la solution pour aller vers le renouvelable et avec de moins en moins de CO2, comme de distributeurs de proximité? Merci et très cordialement.

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