Depuis quelques années, les sociétés énergétiques intégrées européennes qui s’étaient construites au fil des décennies passées, ne cessent d’être découpées, modifiées, regroupées et de subir des évolutions majeures de leur périmètre d’activité.
Ce qui peut paraître être un acharnement en est-il vraiment un ? Ces découpages et ces évolutions sont-ils nécessaires au vu des changements actuels ?
Prenons quelques exemples :
- La séparation des activités de gestion de réseau, régulées, et des activités de production et de fourniture, ouvertes à la concurrence, (dite unbundling) a été poussée en Europe par la réglementation et a concerné, sauf décision plus « contraignante » des pays, tous les énergéticiens de plus de 100000 clients.
Aux yeux du législateur européen, cette séparation est une condition indispensable au développement d’un secteur énergétique concurrentiel. Le réseau électrique, utilisé par tous les fournisseurs énergétiques, se doit d’être neutre et de ne privilégier aucun d’eux.
En dehors de quelques pays, comme les Pays Bas ou la Grande Bretagne, qui ont choisi d’imposer des actionnariats différents aux fournisseurs et aux gestionnaires de réseaux, la séparation a été difficile, longue et a donné lieu à des stratégies défensives des fournisseurs historiques, qui ont cherché à tirer au maximum parti des activités et de l’image de leurs gestionnaires de réseaux auprès de leurs clients. Jusqu’à très récemment, le nom du gestionnaire de réseau traduisait son appartenance historique (EDF/ERDF, ENEL/ENEL distribuzione etc…)
Si cet unbundling était nécessaire pour libéraliser les marchés, il a séparé des activités au moment où elles avaient à renforcer leurs liens. L’émergence des sources de production distribuées, le besoin de flexibilités, la recherche d’une meilleure efficacité énergétique nécessite une coordination sans précédent entre fournisseurs et gestionnaires de réseaux : leur séparation rend la tâche plus ardue.
Dans certains pays (Suisse, Allemagne, Suède etc…) s’étaient développés des énergéticiens locaux (Services industriels, Stadtwerke), très proches de leurs clients. Si la libéralisation du marché a des avantages, elle fait perdre cette proximité si précieuse. Je comprends la réticence de certains énergéticiens suisses face à cette échéance ; pour autant, peu ont vraiment exploité cette proximité pour démontrer ses avantages pour les consommateurs.
- La fusion de réseaux de transport pour harmoniser le fonctionnement national
Les liens toujours plus forts entre les réseaux de transport européens pour un fonctionnement plus harmonieux et un meilleur partage des ressources ont conduits certains pays, ayant plusieurs réseaux de transport, à les fusionner pour simplifier la gestion de leur système électrique national : ce fut le cas en 2005 de Eltra, Elkraft system et Elkraft transmission fusionnés pour former energinet, le TSO danois.
- La fusion de gestionnaires de réseau pour atteindre une taille permettant de mieux faire face aux enjeux des transitions énergétiques.
Une fois l’unbundling réalisé, le caractère local des activités revêt moins d’importance pour un gestionnaire de réseau que pour un fournisseur et ses activités commerciales. Pour un gestionnaire de réseau, faire face, de manière économiquement optimisée, aux évolutions en cours (déploiement de compteurs intelligents, digitalisation du réseau et automatisation de sa conduite, développement de structures de gestion de données etc…) demande une taille minimale poussant les plus petits réseaux à se regrouper. Certains choisissent de fusionner : ENSA et EEF en Suisse pour former Groupe e en précurseur en 2005, Trønderenergi Nett et NTE Nett pour former Tensio en Norvège en 2019
- La fusion de fournisseurs à la recherche, comme dans toutes les activités, d’une taille plus importante dont ils espèrent tirer parti pour renforcer leur position sur le marché : SE et Eniig pour former Norlys au Danemark en 2019
- La séparation, au sein d’un même groupe énergétique, d’activités relevant de l’ancien monde énergétique et de celles s’apparentant au nouveau monde énergétique. L’ancien monde énergétique représente la production carbonée voire centralisée, le nouveau monde englobe les énergies renouvelables, la fourniture et donc les services énergétiques et la gestion des réseaux de distribution, au cœur des transitions énergétiques. Les précurseurs de ce type d’organisation ont été RWE et innogy basés en Allemagne, E.ON et Uniper basés en Allemagne et seront peut-être bientôt suivi par EDF.
Ces mouvements ont le risque de créer des activités nobles et visibles et d’autres moins nobles, avec les difficultés de gestion de personnel associées.
Ces évolutions sont compréhensibles et explicables mais leurs conséquences ne doivent pas être sous-estimées :
- A chaque fois, les organisations sont sollicitées pour adapter leur mode de fonctionnement et se concentrer sur leurs nouveaux enjeux prioritaires. Au-delà des ajustements organisationnels, les managers et dirigeants doivent parfois faire le deuil d’un positionnement passé. Je rencontre quelquefois chez les gestionnaires de réseau la nostalgie des activités commerciales et d’un « business » à gérer.
- Le besoin d’approches globales avec des acteurs désormais plus spécialisés nécessite le développement de coopérations et de partenariats. Ces modes d’action étaient rares au sein de sociétés dont la culture était de tout faire par elles-mêmes ; ils sont longs à développer dans de tels environnements culturels.
- L’adaptation à un changement de périmètre important prend du temps, beaucoup de temps. La période de transition est toujours une période critique où une part importante de l’énergie des collaborateurs est brulée sur des objectifs internes. Il est toujours bénéfique d’anticiper les évolutions et d’affronter les changements avec courage pour réduire la durée de la transition. J’observe souvent l’inverse.
- Les changements doivent être conduits dans un monde de l’énergie en perpétuelle et rapide évolution, auquel il est nécessaire de s’adapter : trouver les ressources pour innover, pour suivre les évolutions des marchés et des technologies, en même temps que l’organisation se réinvente, est toujours très difficile. A défaut d’une ligne stratégique claire, le risque est d’avoir une performance moyenne sur tous les registres.
L’ensemble de ces difficultés à surmonter est probablement à l’origine du sentiment d’acharnement que nous pouvons nourrir à propos des évolutions demandées aux énergéticiens. Le seul point sur lequel ce sentiment peut trouver une justification est le traitement identique des énergéticiens nationaux et des énergéticiens locaux de type Stadtwerke.
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